Foedissima ventris proluvies
Virgile
Il fallait bien à la fin que les femmes se reconnaissent Harpies.
Contemplant l’immense production que la littérature masculine a enfantée à leur sujet, il ne nous vient devant l’œuvre de tant de siècles qu’un sentiment de pitié.
Qu’y découvre-t-on ? Qu’est-ce que ces millions de cœurs, de têtes, d’âmes, ont pu engendrer comme idée qui soit à la hauteur d’une si longue et haletante entreprise ? Quelques vagues poncifs érotiques, de pauvres insultes, beaucoup de soupirs et de larmes, et cette seule et unique inquiétude, si bien résumée par Gombrowicz :
Cuisse, cuisse, la cuisse.
Guère plus de deux ou trois poètes, aucun philosophe ⎯ à l’exception peut-être de Diderot ⎯, qui se soient emparés avec intelligence de leur thème ; et pas une pensée un peu vraie, à défaut d’être honnête. Et qu’on ne nous parle pas des mystiques ! nous les avons tous lus, de Maître Eckhart à Jakob Boehme en passant par Attar, Jean de La Croix, et le Baal Shem Tov. Nous n’y avons trouvé qu’un érotisme plat mal dissimulé sous des rêveries célestes.
Lorsque la littérature patriarcale ne les fait pas simples viandes inertes et objets de désir, les femmes y sont réduites au rôle de matrice de la pensée masculine – y compris chez les auteurs les plus modernes. Ainsi chez Diderot :
On leur adresse sans cesse la parole ; on veut en être écouté ; on craint de les fatiguer ou de les ennuyer ; et l’on prend une facilité particulière de s’exprimer, qui passe de la conversation dans le style1.
Qu’est-ce que cette idée renferme, si ce n’est le sentiment que la féminité est une espèce de grâce naturelle, qui s’injecte dans le discours masculin, comme un fluide mystérieux qui lui permet de donner sa pleine mesure ? Qu’est-ce que le malheur des femmes en littérature, jusqu’à présent, si ce n’est d’avoir été réduites à l’« injection du signifiant » ?
En d’autres termes, on s’interroge : qu’est-ce que les romans de Victor Hugo/Musset auraient été, sans la teinte que leur a donné le style de ceux de George Sand ? qu’aurait produit Kafka sans l’influence de Milena Jesenská ? Aragon sans celle d’Elsa Triolet ? Ces trois femmes – et tant d’autres –, réduites au rôle de muses ou d’inspiratrices, ont vu leur œuvre tomber en désuétude, et ne sont de nouveau lues pour elles-mêmes que depuis peu.
C’est dans ce contexte que nous avons choisi de proposer un choix original d’œuvres littéraires, et non d’écrits purement féministes, auxquels les lettres féminines sont trop facilement réduites : œuvres oubliées, difficiles d’accès, non encore traduites, en les publiant dans une édition critique solide, en collaboration avec des spécialistes, mais dégagée de normes universitaires laborieuses, à destination du grand public, avec une liberté de ton et un humour nécessaires pour nous à l’abord des grands enjeux littéraires.
Nous les abordons avec en tête cette seule question :
Qu’ont-elles dans le ventre ?
Nous avons choisi, pour représenter la tâche que nous nous assignons, la figure hirsute de la harpie, ce monstre mythologique ailé auxquelles les femmes sont trop souvent ravalées dans le langage courant, lorsqu’elles tentent de s’élever au-dessus de la place médiocre que la société leur attribue. Par-delà les griffes de l’animal, il s’agit également d’une allusion à la littérature latine, dont les femmes ont été si méticuleusement expurgées par la civilisation patriarcale, et à un fantastique passage de l’Énéide décrivant ces monstres « au visage de vierges », du corps desquelles s’échappe un fluide nauséabond et indescriptible :
Virginaux sont les visages de ces oiseaux, mais de leur ventre un fluide puantissime
Se déverse ; leurs mains sont griffues
Et toujours reste blême
Leur face affamée.
Il nous a semblé intéressant, faute de voix féminine significative dans la littérature latine à entendre, de commencer notre questionnement sur l’écriture féminine en nous interrogeant sur le lien qu’elle entretient avec les fluides, et particulièrement ceux qui sont si profondément liés dans la culture traditionnelle à l’impureté et à la souillure.
Paris, le 26 octobre 2024,
La Harpie
- Sur les femmes ↩︎